QUAND HUGO CLAUS TAQUINE LE LION DE FLANDRE

LE matin même la cour d'appel de Gand le condamnait à quatre mois de prison avec sursis pour avoir porté sur scène la Sainte-Trinité : trois patriarches uniquement vêtus de barbes, un peu trop courtes au goût des juges. Le soir, il présentait à la presse parisienne la traduction de son roman A propos de Dédé et se répandait en projets plus « inquiétants » les uns que les autres. Comme on dit en Belgique pour saluer ce genre de performance: « Hugo Claus a de la santé !» Il évoque irrésistiblement Till Eulenspiegel, ce héros de la terre flamande qui avait, lui aussi, fait de la provocation un art de vivre. D'ailleurs Hugo a consacré une pièce à Till. On y voit l'emblème national: le lion de Flandre, remplacé par un animal « bien de chez nous », un étalon, pudiquement doté d'une feuille de vigne. Ce qui n'a pas empêché les censeurs anversois d'interdire la représentation pour cause d'obscénité. Le roman d'un tel auteur ne pouvait êtres de tout repos. C'est une sorte de kermesse noire, plus proche d'Ensor que de Breughel, un happening qui sent le soufre et la bile. La tribu des Heylen, réunie à l'occasion de la messe anniversaire de leur défunte mère, passe la journée au presbytère. Après avoir un peu prié, longuement mangé, beaucoup bu, ils décident de « se mettre à l'aise ». Loin de les rappeler à l'ordre, le curé montre l'exemple et propose une partie de tableaux vivants. La température s'élève, les nerfs se tendent, le psychodrame tourne au strip-tease, à l'orgie. A tour de rôle, les six personnages décrivent et commentent les événements, se révélant eux-mêmes par leur récit. Sous le masque de la respectabilité, d'autres masques apparaissent: la jalousie, la lubricité, la bêtise, le sadisme ; mais ceux-là collent à la peau, et nul ne s'en délivrera. Ils dansent une ronde autour de Dédé, le prêtre, qui s'évertue à les convaincre qu'il est un homme comme les autres, mais n'en garde pas moins une sorte de prestige inquiétant. Car ne connaît-il pas, lui, le secret des âmes, la différence entre le bien et le mal? Il « sait ». Jamais l'auteur pourtant ne lui livre directement la parole. Pourquoi?,

"Parce qu'il est Dieu, nous a répondu Claus, et que Dieu ne parle pas. On le fait parler. Il dit tout ce qu'on veut. Il ne m'intéresse pas. C'est ce qui se passe autour de lui, à propos de lui, qui compte. Quand l'adolescent du livre lui confie son angoisse et l'appelle, à l'aide, Dieu se dérobe et il ne reste que son pitoyable serviteur, l'humain, trop humain Dédé.

— Etes-vous sûr qu'il ne s'agit pas du diable ? On a l'impression qu'il vous inspire plus de respect que Dieu.

— Non, non, c'est une statue creuse. De grâce, ne faites pas de moi un mystique !

— Pourtant le péché vous fascine.

— Parce qu'on ne se débarrasse pas si facilement de l'hérédité chrétienne. Et que peut offrir l'athéisme de comparable aux rites, aux emblèmes, à la magie de la religion catholique ? Il y a dans les cérémonies religieuses un côté théâtre démoniaque qui m'envoûte. Mes héros essayent d'inventer d'autres rites, de retrouver le paganisme enfoui, de renaître dans l'orgie.

— Quand vous n'attaquez pas l'Eglise, vous brocardez le nationalisme flamand. Pourtant vous avez choisi de vivre au cœur même du mal que vous dénoncez. Ne craignez-vous pas de périr étouffé par la censure et la solitude ?

— D'abord, j'ai la peau dure et j'aime ma campagne, bien qu'il y ait vraimend trop de vaches. Ensuite, où irais-je ? À quoi servirais-je exilé à New-York ou et Londres? Je suis Flamand, je me bats en Flandre. Ce que je redoute parfois, c'est l'amertume ou l'esprit de vengeance. C'est d'oublier de rire. Mais j'ai la vanité de me croire assez fort pour résistez. »

Un chef de file

Hugo Claus passerait pour le chef de file de la jeune littérature flamande... s'il avait une file derrière lui. Mais ce franc-tireur, cet iconoclaste, ce guérillero du plat pays, est trop remuant pour fonder une école. Né à Bruges en 1929, il se consacre tour à tour ou simultanément à la peinture, à la poésie, au cinéma, au roman, au théâtre. Six livres, environ le tiers de son œuvre, sont: traduits en français. Qu'il s'agisse de l'adaptation d'une tragédie de Sénèque, comme Thyeste (1), d'une fresque campagnarde comme la Chasse au canard (2), d'un récit expressionniste comme l'Homme aux mains vides (2), de vers ou de prose, un lyrisme brutal souffle au fil des pages, balayant tabous, conventions et mensonges.

(1) Gallimard.

(2) Fasquelle.

GABRIELLE ROLIN.

Gallimard, 200 p., 13 francs.