Rosas, la compagnie de danse d'Anne-Teresa De Keersmaeker, existe depuis vingt ans. Depuis dix ans, elle est aussi la compagnie résidente de l'Opéra national de la Monnaie. Dés sa création, la compagnie acquit un prestige mondial avec Fase/Four movements to the music of Steve Reich, prestige qu'elle conserva tout au long de 28 productions: on cite le nom de De Keersmaeker en même temps que ceux d'autres grands chorégraphes tels que Pina Bausch ou William Forsythe. Rien d'étonnant donc à ce qu'on lui ait demandé récemment d'"entrer dans la danse" de la présidence belge de l'Union européenne avec "Drumming", à la Monnaie.
Sur le plan pédagogique également, Anne-Teresa De Keersmaeker donne le ton. Dix ans après la disparition de MUDRA, l'institution de formation chorégraphique de Maurice Béjart hébergée par la Monnaie, elle a créé une école de danse contemporaine - PARTS - à Bruxelles (Brussel), en 1995.
Au cours de sa breve existence, l'école est devenue une référence dans toute l'Europe. Si, au cours de ces dix dernières années, Bruxelles s'est révélée comme l'une des scènes de la danse les plus dynamiques d'Europe, elle le doit en grande partie à la présence dans ses murs de la compagnie et de l'école de De Keersmaeker.
"Danse pure" et expressionnisme
A première vue, le travail d'Anne-Teresa De Keersmaeker est tres diversifié. Il y a tout d'abord les représentations "purement dansantes" telles que, autrefois, Fase ou, plus récemment, Rain. L'autre volet de son travail possède un caractère quasi expressionniste et fait abondamment usage d'autres médias, comme le texte et l'image. Malgré sa préférence pour Steve Reich, Bela Bartok et Thierry De Mey, les musiques qu'elle choisit constituent un échantillonnage des oeuvres des principaux compositeurs, de Bach à Ligeti, en passant par Wagner. Son palmarès s'illustre également de quatre mises en scène, deux de théâtre, d'Heiner Müller, et deux d'opéra, de Monteverdi et de Bartok. Enfin, le "langage" chorégraphique de De Keersmaeker a évolué lentement de mouvements brefs, anguleux, répétés à 1'infini vers un tissu fluide de structure riche et complexe. L'observateur attentif perçoit cependant une forte unité derriére cette apparente diversité. Les 28 oeuvres d'Anne-Teresa De Keersmaeker forment un ensemble en perpétuel développement, qui se réfère cependant régulièrement aux acquis du passé.
On peut même affirmer que les trois premières représentations de Rosas possèdent déjà, dans une coquille de noix, toutes les caractéristiques formelles et de contenu de l'oeuvre. De Keersmaeker elle-même a fait remarquer un jour que ses premières oeuvres pouvaient être comparées à une forme musicale modeste comme de la musique de chambre ou, tout au plus, un quartette à cordes. A l'époque, elle n'avait pas encore atteint la complexité d'une structure symphonique. Des oeuvres ultérieures telles que Drumming ou Rain présentent tres nettement cette stratification symphonique. Fase, par exemple, introduit dans son oeuvre un rapport tres spécifique entre la musique et la danse. Bien que cette dernière n'illustre pas la musique de Steve Reich, il existe cependant entre les deux un lien tres intime créé par l'analogie structurelle que présentent la construction musicale et l'écriture chorégraphique. Cela apparaît clairement lorsqu'un mouvement, amorcé simultanément par Anne-Teresa De Keersmaeker et Michèle-Anne De Mey, est progressivement exécuté avec un léger décalage temporel. Ce "déphasage" correspond parfaitement au glissement de phase de la musique de Reich.
Danseurs de chair et de sang
Ce qui a touché le public et la presse, à l'époque, dans Fase, c'était la maniere dont la structure claire et staccato de la danse conférait un impact subtil aux gestes simples des danseuses. Depuis Rosas danst Rosas, il semble cependant que De Keersmaeker ne se soucie pas de la structure en tant que telle. L'intention de l'oeuvre est totalement différente de celle de chorégraphes minimalistes américains comme Lucinda Childs. Dans Rosas danst Rosas, comme dans Fase, quatre femmes répètent quasiment à l'infini quelques gestes brefs en quatre mouvements et une coda. Mais les mouvements ne sont plus purement abstraits. Ca et là, on reconnaît quelques gestes typiquement féminins. Au début du spectacle, les quatre femmes roulent lentement, de droite et de gauche, sur le sol, comme en proie à une grande indolence. La structure encore rigide de la représentation semble ici, étrangement, constituer un moyen de faire apparaître l'individualité des danseuses. Anne-Teresa De Keersmaeker ne dissimule pas non plus ni les efforts physiques ni l'épuisement des danseuses. La transpiration, l'essoufflement les petites "erreurs" de simultanéité des mouvements sont montrés sans trouble. Ils accentuent le caractère concret des femmes sur la scène. Aussi rigide soit la chorégraphie, les danseuses sont des femmes de chair et de sang et non de parfaites mécaniques désincarnées. Le choix du tempo et des mouvements de cette oeuvre révèle son contenu émotionnel. De Keersmaeker reste cependant tres réservée, tout comme dans ses oeuvres ultérieures, lorsqu'il s'agit d'expliciter cette émotion qu'elle suggère à l'aide de la structure, des corps concrets et du choix des mouvements, mais qu'elle ne décrit pas de maniere directe.
Collage
En 1984, Elena's Aria marqua une nouvelle étape importante. Ici, plus aucune trace de structure chorégraphique rigide, ni même d'une partition musicale d'uniformisation. Au contraire, le spectacle est un assemblage fragile de matériaux tres divers. La bande son est un montage d'anciens enregistrements de l'aria homonyme de Verdi et d'un discours de Fidel Castro, entrecoupé de longs silences. En outre, il y a des images de films et le Japonais Fumiyo Ikeda récite des textes de Léon Tolstoï, de Botho Strauss et de Bertolt Brecht, dans un français ou un allemand approximatifs. La danse elle-même se limite à une version stylisée de jeux de fillettes, suivie, à la fin, d'une série de gestes exécutés simultanément par tous les danseurs. A la différence des représentations précédentes, la danse est interrompue de longs moments d'immobilité pendant lesquels l'écoulement inutile du temps est presque douloureusement tangible. Grâce à la forme insolite du collage et à la brutale négation des conventions théâtrales (les danseurs ne "dansent" pas, les textes sont "mal" dits, "rien" ne se passé pendant de longues minutes), De Keersmaeker réussit a créer une atmosphère étrange. Dans Elena's Aria, l'air est lourd de mélancolie, de nostalgie d'une enfance perdue et/ou du désir d'un autre absent. De Keersmaeker révèle ici pour la première fois sa comprëhension intuitive de la portee des conventions théâtrales. En utilisant "mal" celles-ci, elle réussit, de manière prenante, à rendre des émotions visibles sans les montrer directement. Ce qu'elle refera sans cesse dans ses oeuvres ultérieures.
Sources nouvelles
Les premiers spectacles introduisent le matériel de base de De Keersmaeker, qu'elle élargira et affinera par la suite. Elle fait apparaître de nouveaux thèmes et motifs sans renier les anciens. Lorsqu'elle redevient danseuse pour faire surtout de la chorégraphie, il se produit, par exemple, un important glissement. Elle enrichit maintenant, du matériau des danseurs, la palette des mouvements inscrite initialement sur son corps. Depuis Microkosmos, son oeuvre n'est plus exclusivement affaire de femmes: Jean-Luc Ducourt est le premier homme à faire son entrée dans l'univers de De Keersmaeker. Mozart/Concertaria's tourne même entièrement autour de la relation homme-femme, comme la forme de la scène le montre de façon symbolique. Celle-ci est une ellipse, une circonférence a deux foyers. Depuis lors, la fascination de De Keersmaeker pour les figures harmonieuses grandit, en contrepoids au caractère déchiqueté de son oeuvre antérieure. Elle l'exprime dans des compositions astucieuses, élaborées autour de séries de chiffres harmoniques et du nombre d'or. Rain, une chorégraphie récente constitue une extraordinaire synthèse de cette évolution. Sa dernière et surprenante chorégraphie, Small hands (out of the lie of no) (un duo avec Cynthia Loemij), montre cependant que De Keersmaeker renouvelle sans cesse son langage et son écriture chorégraphiques. Après vingt ans, la fin n'est pas encore en vue.
Les vingt ans de Rosas sont largement célébrés. En septembre et octobre 2001, ont été reprises quatre créations récentes centrées sur la relation entre le texte, la musique et la danse. En avril 2002, suivra une nouvelle création sur la musique du compositeur attitré Thierry De Mey et de Stravinsky, une soirée rétrospective avec des points forts de l'oeuvre et une reprise de Rain. Une exposition plaçant l'oeuvre dans un contexte de vécu plus large clôturera la saison en mai 2002. De plus, en mars, aura lieu la première de la version filmée de Fase (par Thierry De Mey). Vous trouverez de plus amples informations concernant le programme sur www.rosas.be.